La taille moyenne d’un Vietnamien est inférieure à celle d’un Français, je suis plus grand que la moyenne des Français, donc comment voulez-vous que je dorme dans un train-couchette reliant Hanoï à Lao Cai ? J’ai tout essayé : en travers, en chien de fusil, sur le dos, toujours un obstacle s’interposait entre le confort minimum requis pour s’endormir et moi. Je retiens de ce voyage que Le Chinois, d’Henning Mankell, est un excellent bouquin. Et une particularité du Vietnamien urbain que j’avais déjà repérée en deux jours passés à Hanoï : chacun pour sa gueule.
En effet, lorsqu’au milieu de la nuit le téléphone portable de mon voisin de couchette supérieure se mit à sonner (très fort), il laissa sonner (très longtemps), puis finit par décrocher et se lancer en hurlant dans une conversation (très longue). Je n’ai rien dit, il était chez lui après tout – j’agis de même en Corse quand une voiture immatriculée 2A ou 2B me coupe la route.
Chacun pour sa gueule, à moins que ce ne soit que la manifestation d’un sens de la politesse et du respect d’autrui légèrement différent des nôtres (pourtant en pleine déréliction).
En tout cas, sachez qu’au Viêt-Nam, personne ne vous laissera passer à une porte, ne vous la tiendra, au contraire, on vous la lâchera dans la gueule, on vous bousculera, on vous poussera, à un croisement, à vous jeter dans le fossé plutôt que vous laisser passer. Leur code de la route a dû être inventé par le même dingo qui a imaginé les accents de leur alphabet.
Non, rectificatif, leur code de la route n’a pas encore été inventé.
Après ce bringuebalant voyage jusque dans les montagnes du Nord Ouest, nous arrivâmes à l’aube à Sapa pour deux jours de randonnée, avec une guide francophone, Vinh, que nous devions attendre deux heures dans une maison où il nous fut proposé de prendre une douche et de nous reposer, impeccable organisation (ici, je me dois de faire du placement de produit pour la petite agence dans laquelle officie Hien, ma charmante belle-sœur, Oriental Bridge Travel, spécialiste du voyage à la carte hors des sentiers battus).
Je passai de longues minutes sur le perron, à regarder le marché s’installer, puis commencer à grouiller, découvrant de nouvelles odeurs, des sonorités inconnues, des attitudes, des visages, des démarches. Quelques personnes entrèrent dans la maison, d’autres en sortirent. En guettant l’arrivée de notre guide, à mesure que l’heure du rendez-vous approchait, une apparition me fit presque éclater de rire : une minuscule jeune femme coiffée d’un bob à fleurs, duquel s’échappaient des mèches rousses, vêtue d’une veste rouge et chaussée de bottes en caoutchouc bleues. Elle entra dans la maison mais je n’eus pas le temps de poursuivre plus avant mon examen, une autre femme, vêtue de noir et portant des chaussures de marche, arriva à son tour.
– Vinh ? demandai-je.
– Oui.
Je me présentai, nous montâmes à l’étage retrouver S., il était temps d’aller prendre notre petit déjeuner avant de partir pour nos deux jours de randonnée dans les montagnes.
Je trouvai S. en grande conversation avec bob-à-fleurs. Dont j’appris l’imprononçable prénom, Thuong. Avec lequel j’allais devoir me familiariser : nous avions 1m50 et 25 kilos de guide, car Vinh devait prendre en charge un groupe qui randonnait plus longtemps que nous.
– Parce que Vinh est un guide pour de vrai, m’informa mini-Thuong. Moi, je suis dans le bureau.
Voilà qui me rassurait.
– Tu connais Lara Fabian ? reprit-elle, insensible à mon désarroi. J’adore Lara Fabian. « Je t’aime, je t’ai-aime, comme un fou, comme un soldat »…
– Heu… Le petit-déjeuner, c’est où ?
– Oui, on y va, on y va. Comme j’arrive pas à dire ton nom et que tu es grand, tu seras Monsieur Papa.
– Ah… Et tu vas faire la randonnée avec ces bottes ?
– Oh oui ! Je chausse trop petite. 32. Pas de chaussures pour marcher à mon taille. Tu connais Enrico Macias ? On va chanter, hein ?
Le détour anthropologique permet toujours de relativiser. Parlerait-on de mon roman au Masque et la Plume ou chez Clara et les chics livres, dans Libé ou Télérama ? Thuong (vite devenue « Mademoiselle Bébé ») vit dans un box de 10m² sans eau car elle envoie la quasi-totalité de son salaire à sa famille (une mère bafouée, un père alcoolique et deux frères fainéants). Serai-je invité au festival Étonnants Voyageurs, à celui de Saumur ? Thuong a perdu le bébé dont elle était enceinte à cause d’un accident de scooter ; le père l’a aussitôt quittée. Vais-je vendre assez de livres pour pouvoir financer quelques travaux de restauration dans ma maison ? Comme elle vient d’arriver dans l’agence, Thuong n’a pas droit de retourner voir sa famille pour le Têt, qu’elle passera seule dans son gourbi, entre deux randonnées avec des Français qui parfois lui proposent un petit supplément DSK et s’étonnent, voire s’énervent, qu’elle refuse, outrée.
Pendant deux jours, malgré ses bottes en caoutchouc qui lui meurtrissaient les pieds, Thuong a avancé tout sourire à un rythme soutenu ; elle nous a préparé à manger, a négocié pour nous au marché, nous a raconté des choses sur son pays, dont elle n’est jamais sortie, et ses coutumes. Alors je peux bien vous l’avouer, que Jeffrey Lee Pierce me pardonne, j’ai beuglé du Hélène Rolles, du Lara Fabian et du Roch Voisine au milieu des rizières de Sapa.
Et avec joie.